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Hervé Brusini : « Il n'y a pas de grand livre du ton à employer à la télévision »

Hervé Brusini : « Il n'y a pas de grand livre du ton à employer à la télévision »

Les journalistes ont un ton bien particulier, souvent parodié. D’où vient ce ton ? Comment a-t-il évolué dans les reportages depuis les débuts des informations télévisées ? Le journaliste Hervé Brusini nous explique.

Par Laure Schortgen et Romane Laignel Sauvage - Publié le 18.03.2024
1945 : rentrée des classes après la guerre - 1945 - 01:05 - vidéo
 

Hervé Brusini est journaliste. Il analyse pour l’INA comment le ton des journalistes a évolué dans les reportages depuis les années 1940.

INA - Dans cette première archive, ci-dessus et issue des « Actualités françaises », il est question de la première rentrée scolaire après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Que peut-on relever de particulier dans cet extrait ?

Hervé Brusini - D'abord, on entend une musique qui va aussi être celle du ton. À l'époque, la bande son est donnée par des recherchistes musicaux, des illustrateurs sonores. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas de son de terrain. Ce qu'on entend, comme les bruits d'enfants, je suis absolument sûr que ce ne sont pas les bruits des enfants que l’on voit à l’image. En 1945, le tournage se fait sans prise de son. Il n'y a que la pellicule, que l'image.

Cette archive est un document des «Actualités françaises» qui est projeté au cinéma avant les films. À l'époque, c’est le seul moyen pour les gens de savoir ce qui se passe, en tout cas, avec des images. C'est un speaker qui dit le texte, ce n’est pas un journaliste, et ça change tout. Quelqu'un a écrit son texte et lui le déclame comme s'il était à la Comédie-Française. Il parle pour la salle de cinéma, il s'adresse à une communauté de spectateurs, parfois à des énormes salles. Les nuances de sons sont très appuyées, c'est tout sauf léger, ça sent les lambris. Mais ce n'est pas la vie.

Ce speaker reste toujours en haut, il déclame. On appelle ça chanter. C'est terrible parce que ça a donné une sorte de tonalité aux premiers commentaires enregistrés. Cette manière de parler va marquer pour un certain temps une sorte de caricature du reportage. Quand on va vouloir spécifier ce qu'est une information des années 1940, on va commencer à parler comme ça, avec un nez un peu omniprésent et surtout des phrases qui ne tombent jamais, avec une sorte de pseudo-poésie, de pseudo-componction. C'est une écriture terriblement datée et académique.

INA - Voici une nouvelle archive des « Actualités françaises », elle date de 1955. Bien que les reportages aient vu le jour à la télévision dès 1949, nous n'avons que très peu d'enregistrements des commentaires qui y étaient associés. À l'époque, les journalistes enregistraient leur voix en direct. À partir de cette archive de 1955, peut-on observer un changement en une décennie dans le ton des bulletins d'information diffusés au cinéma ?

1955 : la rentrée des classes
1955 - 01:03 - vidéo

Hervé Brusini - Dans cette nouvelle archive, nous sommes dix ans plus tard. C'est intéressant de remarquer que le commentaire s'accroche toujours à l'image. Il est emphatique, mais il s'accroche à l'image. C'est-à-dire qu'il est descriptif. Le speaker n'est pas en train de raconter quelque chose qu'on ne voit pas, sauf un contexte politique de l'époque extrêmement lourd.

En parallèle, six ans auparavant, le journal télévisé est apparu. Dirigée par Pierre Sabbagh, journaliste qui vient de la radio, l'équipe du premier journal télévisé invente avec intelligence et génie une nouvelle de parler manière sur les images, trouve un nouveau langage. Il n'y a pas d'emphase, il y a beaucoup d'humour, il y a des phrases assez courtes. Ou alors, on parle à toute vitesse parce qu'on commente une épreuve sportive comme si c'était en temps réel.

On voit bien que le style de l'équipe fondatrice du journal télévisé est en rupture avec le cinéma. Le cinéma, c'est le grand écran, donc ça appelle la déclaration officielle. La télévision, c'est le petit écran, le journaliste parle avec une petite lucarne, il est dans la rue, dans la cuisine, dans la salle à manger. Et, ça change tout. Le ton n'est plus du tout le même. Ils écrivent comme on parle dans la vie courante. Ils sont à mi-chemin entre du théâtre et la radio. La proximité qui est créée par ces hommes est remarquable. Il y a beaucoup d'intelligence de leur part à avoir inventé ça.

INA - Voici une dernière archive des «Actualités françaises». Elle date de 1967. Quelles différences peut-on observer avec les précédents contenus ?

Hervé Brusini - Dans cette archive, franchement, ils font fort. Ce n’est pas un drame, c'est une tragédie. On a décidé de découper en trois temps pour en faire une comme une tragédie de Corneille : unité de temps, de lieu et d'action. Tout le monde pleure. La musique est héritée de 1945 alors que nous sommes quand même en 1967. Il n'y a pas le son du terrain, mais une musique d'enterrement. Et d'ailleurs le commentaire est comme une sorte de condamnation à mort d'une époque qui est passée, celle de l'enfance. 1967, c’est la fin des années 1960, mais aussi la fin des actualités au cinéma. Derrière, il y a la télévision qui pousse, c'est elle qui est devenue le vrai référent de l'actualité en images, de la manière de l'écrire et de la dire.

Cependant, on commence à avoir un regard un peu sociologique, c'est-à-dire, on ne parle plus de ce qu'on voit, mais de ce dans quoi le sujet traité s'inscrit. C'est-à-dire dans le cas de la première rentrée scolaire, un changement de cours de vie. C'est une rupture et donc on globalise. Ces enfants-là n'existent plus en tant que personne singulière. Ils existent en tant que grand tout d'une enfance qui s'achève. Le commentaire n’est plus descriptif, c'est un commentaire d'expertise qui dit les choses de manière beaucoup plus générale. L'emphase est moindre. Par contre, le côté mortifère dans cette archive est incroyable.

INA - Cette transition vers un regard sociologique a-t-elle également lieu dans les reportages télévisés à la même époque ?

Hervé Brusini : Absolument, d’ailleurs, ils en sont à l’origine. L'image devient une sorte de support à concept. Et pourquoi ? Parce que nous sommes un an avant 1968, les grandes grèves, le grand choc social. On va créer une image du conflit social qui est la ville figée, les gares où il n'y a aucune activité, les usines à l'arrêt. On va commencer à parler de la condition sociale, des conditions de travail sur des images qui, donc, représentent le concept du choc, le concept de la question sociale.

Les journaux télévisés commencent à utiliser ce qu'on appelle encore aujourd'hui des images prétextes, c'est-à-dire une image qui illustre quelque chose. Grâce à ça, je peux parler de "la grève". L’image n'est plus qu'un fond d'écran en quelque sorte. L'important, c'est la voix. C’est elle qui donne du sens. Si vous coupez le son, vous ne comprenez rien à ce qui se dit. Mais en revanche, si vous coupez l'image, vous pouvez parfaitement écouter la télé.

INA - Dans les «Actualités françaises», le ton et le choix des mots donnent un côté lyrique. D’où est-ce que cela provient ?

Hervé Brusini - C’est le système de production des «Actualités françaises» qui crée ça, c'est le cinéma, la grande salle. Le lyrisme, c'est sa marque de fabrique depuis l'année 1945, depuis que le cinéma a commencé à investir l'actualité et à en faire un grand spectacle. Avec en plus, je dirais, une connotation d'utilité du pouvoir, parce que le pouvoir politique vérifie ce qui est dit aux «Actualités françaises». Ce n'est pas la super indépendance, loin de là. On joue sur un registre qui est d'un ordre émotionnel. C'est un grand opéra de la quotidienneté qui s'appelle l'«Actualité française».

INA - Ce lyrisme, est-ce que la télévision s'en est départie ?

Hervé Brusini - À la télévision, oui, on va se départir du lyrisme parce que quand vous parlez dans une d'une salle à manger ou un salon, le lyrisme sonne bizarrement, tranche avec le compagnonnage de la quotidienneté. À la télé, on ne parle pas avec cette emphase, au fur et à mesure les journalistes vont trouver un ton juste, une sorte de voix vraie. Celle du voisin dans le poste qui nous parle du monde.

INA - En quelque sorte, il y a une forme de désacralisation de l’information ?

Hervé Brusini - Évidemment, c'est ça la télé. La télé est la désacralisation de l'information qu'on voyait dans les salles de cinéma. Godard disait : « Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse ». Derrière la facilité de la remarque, il y a une vérité. Derrière l'apparente simplicité de la question se cache en fait toute la pratique, toute l'information. C'est une manière d'entrer dans l'histoire de la pratique journalistique qui est trop rarement évoquée. Là, on est au cœur de l'invention d'une pratique.

La manière dont on dit les choses, le ton, est un symptôme du regard journalistique. C'est un échantillon qui ouvre sur toute la pratique journalistique. Et donc, quelque part, ce que l’on cherche à connaître sur le ton nous fait déboucher sur la question des médias, la question de l'information.

INA - Voici une archive de 1975. Cette fois-ci, il s'agit d'un reportage diffusé à la télévision. Que constate-t-on ?

Hervé Brusini - Alors là, on voit bien que le commentaire reste soucieux de la description. Mais nous sommes en quelque sorte sur la piste de décollage. Le journaliste s'appuie sur la description pour aborder le fond politique de « la guerre des maternelles », de la surpopulation dans les classes. Le commentaire s'affranchit de l'image et il le fait de manière assez subtile.

Dans les années 1945-50, la rentrée est un fait divers. Au sens où je décris un drame, je décris ce qui est en train de se passer et je donne de la chair. Il y a les personnages qui sont les enfants, majoritairement. Et puis arrivent les années 1970, la rentrée devient un fait de société. Ça change tout sur la manière de dire les choses, elle devient celle du spécialiste et non plus du grand récitant du drame. L’écriture et la tonalité sont donc différentes.

INA - Les années 1970 sont donc un moment de cristallisation du format de reportage et du commentaire JT ?

Hervé Brusini - À partir des années 1970, absolument, on peut dire ça. Il y a un la de la manière de dire les choses et de l'écrire qui s'installe dans l'information télévisée. Et c'est le début d'une uniformisation de la manière de dire. Tout le monde va commencer à parler de la même manière parce que ce n'est plus une enquête dans une école en particulier avec une équipe de journalistes, c'est un sujet global. Et en parlant global, le ton, la voix des journalistes va se détimbrer. Il y aura moins d'exercices de style. Je dirais que le ton s'apaise.

INA - Dans l’archive de 1981 ci-dessous, des images ont été tournées dans une école et pourtant le style du commentaire ne s’y cantonne pas. Qu’en pensez-vous ?

Hervé Brusini - « Sept académies sur 27 », c'est archi-globalisant. Dire cela avec un autobus à l'image, on voit bien que l'image est vraiment un support. Et là, pour le coup, oui, on pourrait supprimer l'image. Il y a une autonomisation du commentaire. Le seul vecteur de sens, c'est la parole, c'est le mot, ça n'est plus du reportage. Même s’il y a une équipe de journalistes qui est allée filmer, le sujet n’est pas l'autobus qui s'en va et les enfants qui arrivent, mais ce sont les académies et l'Éducation nationale.

INA - Autre exemple, ici en 1988, dans un supermarché pour évoquer les fournitures scolaires.

1988 : rentrée scolaire
1988 - 02:24 - vidéo

Hervé Brusini - C'est intéressant parce qu'il y a un angle économique à propos de la rentrée. Avec cette archive des années 1980, nous allons vers un approfondissement de l'affranchissement de la cour de récré des années 1940-1950. On arrive dans une déclinaison de la rentrée : le temps que les écoliers passent à l'école, le poids des cartables, les professeurs, la psychologie des enfants, les loisirs... Un champ infini de l'expertise peut se décliner.

Ces problématiques sont tellement larges que le journal télévisé n'est plus le seul lieu où on peut évoquer la rentrée : il y aura des émissions de débats, des magazines.

INA - Est-ce qu'on pourrait quand même différencier le ton employé pour traiter la rentrée dans un journal télévisé des années 1970-80 avec celui d'un magazine ?

Hervé Brusini - Non, je ne pense pas qu'on puisse différencier le ton d'un magazine et le ton de l'information télévisée. Parce que, indifféremment, les journalistes passent de l'un à l'autre. Par ailleurs, personne n'a décrété “Voilà comment on va parler”. C'est par capillarité que les uns et les autres parlent, acquièrent la même tonalité. À la radio, c'est la même chose. Il n'y a pas de grand livre du ton à employer à la télévision ou à la radio. En revanche, il y a une grande pratique. Une époque de l'information parle globalement de la même manière. La télé a sa couleur d'époque. À « Cinq colonnes à la une », on va parler de la même manière qu'au journal télévisé. Il y a un unisson qui est créé. Et un choc qui sera souvent reproché : l'uniformisation.

Il faut insister sur le fait que les journalistes ne se copient pas dans le ton. Ils entendent une musicalité. Et, par delà la musicalité, une écriture, car un texte se dit parce qu'il est écrit. C'est la technique de l'écriture qui dicte sa tonalité, sa musicalité. Quelque part, il y a des courants musicaux dans le journalisme.

INA - Est-ce que les formations en journalisme, les écoles de journalisme, créent cette uniformité ?

Hervé Brusini - Cette uniformité ne veut pas dire que tous les journalistes perçoivent les choses de la même manière. Ils ont des traits communs. La rupture de l'uniformité, c'est celle de la curiosité. C'est celle de l'enquête, d'aller plus loin, de soulever des choses que ne soulève pas le voisin. Et c'est en ce sens que les écoles de journalisme, oui, peuvent apporter des éléments d'uniformisation, mais ce n'est pas le grand serial killer de la curiosité journalistique. Il ne tient qu'aux journalistes de braver cette uniformité.

Désigner les écoles de journalisme comme unique bouc-émissaire me semble terriblement court. Il y a aussi l’exigence des patrons de presse, l'exigence éditoriale de chaque média, l'exigence populaire, l'exigence du public. Je dirais que c’est tout un système de production de l'information qui doit se regarder dans la glace.

Aujourd’hui, le dernier avatar de cette rupture de l’uniformité, si j'ose dire, c'est ce qui se passe avec le web. Car avec le web, les gens et les jeunes en particulier ont une telle maîtrise intégrée du tournage, de l'art de monter, du trucage et de l'écriture ou de l'absence d'écriture, qui est une appropriation totale du mot et de l'image.

Avec le web, ce sont les personnes qui produisent leur information, l'information sur eux-mêmes et vont en faire une histoire. Ce sont des influenceurs, c'est YouTube, Tiktok. Ce sont des milliers, des millions de cris personnels et de manière de le dire personnellement, avec son propre langage, sa rythmique, son propre souffle, sa vérité, qui n'est pas celle du journalisme. Mais qui apporte un registre de diversité aussi divers que les gens eux-mêmes. Et c'est en ça que nous vivons en ce moment.

INA - Voici un dernier exemple d’archive sur la rentrée, cette fois-ci assez récente, en 2011.

Les essentiels de la rentrée de 2011
2011 - 00:00 - vidéo

Hervé Brusini - Là, encore une fois, on voit bien qu'on a choisi un angle, l'angle économique et même un angle dans l'angle, c'est-à-dire une campagne de promotion de l'époque.

Dans les années 1940-50, on est dans la vie. En 2011, c'est une vie, mais qui n'est pas vraiment la nôtre. C'est la vie des grandes questions économiques. Le spectateur regarde ça sans se rapprocher de ceux qui parlent, de ceux qui sont filmés. Ils ont quelque chose de fantomatique parce qu'encore une fois, cette image, elle est une toile de fond et l'essentiel, c'est le mot. D'où l'importance de la tonalité.

Et vous voyez bien qu'il n'y a plus aucune emphase là. Comment pourrait-on être emphatique à propos du prix d'une trousse ? Une larme provoque effectivement une sorte de puissance tragique, pas le prix d'une trousse même lorsqu'il est trop élevé.

INA - Et ce ton cliché des journalistes que l’on aime parodier, est-ce une réalité ?

Hervé Brusini - Ça, c'est tout autre chose. Là, on parle de ce que nous appelons les magazines teckels. C'est un magazine où on suit, comme un teckel suit son maître, les policiers qui ouvrent les portes, qui arrêtent les gens. Et ça, ça se fabrique au kilomètre, ça ne coûte pas cher et c'est très rentable. Il y a plein de petites recettes pour fabriquer à peu de frais ce genre magazine qui n'est pas de l'info, qui est de l'image spectaculaire, assez gratuite. Mais ça n'a rien à voir avec ce dont nous parlons. Ce ton cliché est une niche.

INA - Pourtant, on peut parfois le retrouver dans les journaux télévisés, comme dans l’archive suivante.

Exercice technologique incendie cuve ELF
2002 - 00:00 - vidéo

Hervé Brusini - Ce ton là n'est pas représentatif du ton employé par les journalistes. Il est représentatif de l'idée qu'on s'en fait. Mais il se trouve que si je regarde le journal de 20h, les journalistes ne parlent pas comme ça. Ce ton est une caricature.

Néanmoins, je n'exonère pas les journalistes qui commettent des erreurs. Je pense qu'on a systématiquement la tête couverte de cendres et qu'on doit, en particulier dans le service public, rendre des comptes. Parce que l'humilité est indispensable et doit se percevoir dans le ton employé à la télévision.

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